Réflexions sur la e-prescription

Publié le mardi 13 décembre 2022, par SMG

Depuis quelques années, le SMG questionne l’évolution de la numérisation du secteur de la santé et dénonce ses risques, notamment concernant la collecte massive des données de santé. Cette collecte massive accélère la marchandisation de notre santé et accentue le contrôle social [1].

En attendant la prochaine doctrine gouvernementale, le plan « Ma Santé 2022 », adopté par le gouvernement en 2019, est soutenu par une volonté forte d’un virage numérique rapide et important dans le secteur de la santé, sous couvert de modernisation de ce secteur.

La feuille de route du Numérique en santé [2] inclus dans Ma Santé 2022, détaille les grandes transformations à venir pour notre système de santé, notamment à travers la e-santé ou la santé électronique. Celle-ci se définit comme l’ensemble des moyens et services liés à la santé qui utilisent les nouvelles technologies de l’information et de communication.

Annoncée comme un élément incontournable de cette e-santé par le gouvernement, la e-prescription ou prescription électronique fait partie des services numériques déployés pour fluidifier le parcours de soin des patient.es, permettre un gain de temps au professionnel.les et un gage de sécurité pour « lutter contre la fraude ». Or, aucune étude ne vient donner des résultats en faveur d’une amélioration de l’accès aux soins et/ou de l’état de santé de la population. En revanche, la création de tels outils révèle un glissement : ils ne sont plus au service de la population, mais au service de la rentabilité d’entreprises privées (le développement de cette filière industrielle n’étant pas publique) et du contrôle social.

De plus, l’arrivée de la e-prescription semble s’être faite sans concertation de proximité avec les premier.es concerné.es, à savoir les patient.es. Ces dernier.es pourront consulter leurs ordonnances dans leur espace santé numérique, en sachant uniquement a posteriori quelles professionnelles ont eu accès aux prescriptions. Si ce système remplace complètement les prescriptions papiers, qu’en est-il pour les personnes sans accès numérique ? Selon l’INSEE, une personne sur six n’utilise pas Internet et plus d’une personne sur trois manquent de compétences de bases [3]. De plus, cela pourrait impliquer une obligation d’utilisation de mon espace santé ; quid des personnes qui l’auront refusé ? [4]

Quelles garanties avons-nous quant à l’utilisation et à la sécurité de cette nouvelle manne de données de santé fabriquées ? Quels moyens avons-nous, patient.es comme professionnel.les, pour nous y opposer ?




Dans les pratiques de soin

La sécurisation des données est un argument fréquent pour encourager à la numérisation. Mais celle-ci a déjà montré à plusieurs reprises sa vulnérabilité, que ce soit lié à des erreurs techniques (erreur dans mon espace santé) [5] ou bien à des intentions malhonnêtes (fraude à la e-cps [6], vols de dossiers médicaux [7] , etc.). Comme souvent, ce n’est pas la technique qui est la première faille de sécurité, mais bien l’usage qui en est fait. Et plus les données sont concentrées, plus les risques de failles, de bugs ou de piratages augmentent. Même si l’État incite les professionnelles (voire les contraint dans certaines situations) à utiliser ces outils, ce sont les professionnelles qui restent individuellement responsables de la sécurité des outils qu’iels utilisent au quotidien.

La dématérialisation des pratiques, et donc des données, est surtout vendue avec l’argument de faciliter le parcours de soins des personnes et également le travail des professionnelles de santé. Cette facilitation du parcours de soins pourrait peut-être être validée si ces outils numériques étaient intégrés dans un réseau de soins de proximité avec une patiente réellement au centre (c’est-à-dire complètement décisionnaire sur les données de santé utilisées) et avec des professionnelles maitrisant et hébergeant à échelle locale ces outils, avec des conditions de sécurité adaptées. Or le cadre législatif ne permet pas cette maitrise locale et impose des échelles nationales (ou régionales au mieux).

Certains outils numériques ont amélioré l’accès aux soins et le travail des professionnelles, comme la télétransmission des feuilles de soins.

Mais d’autres sont plus questionnant, comme la télétransmission directe par le/la professionnelle d’un arrêt maladie. Lorsque la/la patiente transmet lui ou elle-même son arrêt de travail à sa Caisse d’assurance maladie, il/elle reste décisionnaire, in fine, de réaliser cette prescription thérapeutique ou non, comme pour toute thérapeutique prescrite (que ce soit de la kinésithérapie, des soins infirmiers, des médicaments, etc.). D’autant plus que le consentement numérique est fragile. Le fait pour le/la professionnelle de cocher une case d’un clic ne peut pas valoir la remise d’un document en direct à la personne concernée qui décidera elle-même ce qu’elle en fait.

Certains sont même carrément délétères comme le fichage systématique mis en place pour le dépistage du Covid-19 [8] [9].

Si la création d’une messagerie sécurisée dans Mon Espace Santé semble être une réelle avancée, la communication directe entre professionnelles de santé est plus discutable. A terme en effet, il est prévu que l’ordonnance soit complètement dématérialisée sans impression papier, accessible uniquement dans le Dossier Médical Partagé inclus dans Mon Espace Santé, pour lela patiente, mais aussi par les différentes soignantes (pharmacienne notamment). Qu’en sera-t-il pour les personnes n’ayant pas accès au DMP (fracture numérique, pas de forfait internet pour raison économique, etc.) ? Comment feront ces personnes pour rependre du pouvoir d’agir sur leur santé ?

La marche forcée vers la numérisation des pratiques professionnelles de soins nous interroge. Sans parler des difficultés techniques et d’accès aux outils numériques pour nombre de personnes de façon globale ainsi que pour certaines professionnelles.

Dans l’intérêt principal de qui ces nouveaux outils sont-ils mis en place ? Plutôt qu’améliorer l’accès aux soins, ne visent-ils pas à désapproprier encore davantage chacune de son savoir expérientiel, de son expertise propre sur son propre corps, sa propre vie et donc sur ses données de santé ?

Le fait que l’information soit accessible directement aux professionnelles sans repasser par la personne concernée pose problème du point de vue du consentement, mais également concernant la possibilité pour les personnes soignées de conscientiser leur propre vécu, leurs propres ressources ainsi que les actes de soins posés à leur endroit. Et cela risque donc de réduire la capacité de chacune à se positionner, à mobiliser ce savoir expérientiel propre à chacune.

L’arrivée de la e-prescription, situation dans laquelle la prescription n’est plus remise à la personne malade, mais directement transmise par voie numérique au/à la professionnelle chargée de réalisée les soins (pharmacie, kinésithérapeute, infirmierère, etc), s’annonce comme une étape supplémentaire dans cette désappropriation ; et donc avec une perte d’autonomie et de liberté dans le parcours de soins. L’idée est-elle de fait disparaitre toute matérialité à la transaction de soins symbolique ? Dans l’idée de mieux donner l’illusion que le soin ne serait qu’une affaire de technique voire de robots ? Alors que le soin à l’autre est constitutif de l’humanité... On peut citer : « Au niveau le plus général, nous suggérons que le care soit considéré comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, en sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie. » [10]



Faux progrès...

Le développement de ces solutions numériques (Mon Espace Santé, e-cps, e-prescription) est vanté pour sa modernité. Mais qu’en est-il de ses impacts réels sur la santé et l’amélioration des soins ? La doctrine gouvernementale met en avant « le renforcement de la pertinence des soins et de la lutte contre la iatrogénie grâce au module d’aide à la prescription utilisé par le/la médecin en amont. » [11] Nous rappelons qu’à l’heure actuelle, aucun logiciel, y compris d’intelligence artificielle, ne peut arriver à la hauteur de la performance du cerveau en termes de décision de prise en charge. La pertinence des soins est ici plutôt entendue comme éviter la redondance de soins, ce qui est un argument d’ordre économique et non d’impact sur la santé. De plus, l’aide à la prescription est déjà effective sur les logiciels médicaux depuis plusieurs années, sans la nécessité d’utilisation de la e-prescription. Les arguments d’amélioration de la santé par ces nouvelles pratiques sont donc réduits à peau de chagrin.

Par ailleurs, le développement toujours plus massif de ces technologies a un impact environnemental tant en termes d’investissement matériel utilisant des ressources rares, qu’en termes de consommation énergétique pour leur utilisation. L’ensemble de ces conséquences environnementales ont au final elles-mêmes des conséquences sur la santé des personnes. Aucune évaluation prenant en compte l’ensemble des impacts sur la santé (impacts sur les soins, environnementaux ou sociaux) n’a été réalisée à ce jour : la balance bénéfices/risques sur la santé de la e-prescription ainsi que de Mon Espace Santé, est donc incertaine, voire potentiellement défavorable. Comment peut-on investir des millions dans de nouveaux outils sans évaluer si les résultats seront bénéfiques ?

La médecine a toujours cherché la panacée, la solution qui répondrait à tout. Il faut croire qu’aujourd’hui cette panacée prend une allure technologique, mais hier comme aujourd’hui, ne faut-il pas se méfier de cette solution simpliste ?

Favoriser la recherche, notamment épidémiologique et l’étude des pratiques de prescription en ce qui concerne la e-prescription, est l’un des arguments mis en avant pour promouvoir les outils facilitant l’accumulation de données.

Plus on a de données, mieux on fait de la recherche ? La réponse à cette question est loin d’être simple, comme en témoigne une note du comité d’éthique de l’INSERM [12]. Outre la question récurrente de la sécurisation des données et du consentement des patientes, la collecte massive de données créée des précédents dans le processus de recherche : inversion du processus hypothético-déductif historique, décontextualisation de la donnée (les données épidémiologiques n’étant pas des données de routine), manque de précisions des données rendant plus difficile la maitrise des biais, rupture de la relation participante/chercheurse. Le travail reste donc colossal pour que ce supposé « gisement de données inexploitées » soit éventuellement utilisable de manière fiable et éthique dans le monde de la recherche, si tant est qu’il soit effectivement exploitable un jour.



Contrôle sociale et normalisation des pratiques ou comportements

Un versant de ces projets de Big Data est systématiquement passé sous silence par le gouvernement ou les institutions les développant : l’accumulation de données et leur exploitation par des algorithmes renforcent toujours plus le contrôle social. Le contrôle passe ici par deux processus : d’un côté, la demande d’une identification forte tant du/de la prescripteurtrice que de l’usagere, et de l’autre, l’immixtion dans la relation soignante/patiente d’un tiers qui ne dit pas son nom.

En premier donc, la nécessité d’une identification forte pour produire une e-prescription : il est en effet demandé au/à la prescripteurtrice de s’identifier avec sa e-cps. Au fil du temps, le numéro RPPS n’a donc plus suffit pour identifier un/une médecin ; il a ensuite fallu la carte CPS puis la e-cps dépendant de l’application du même nom. Le problème étant que ces différents processus d’identification laissent toujours plus de traces auprès de toujours plus d’acteursrices. Par ailleurs, la e-prescription nécessite aussi une identification forte des patientes via l’INS, Identité Nationale de Santé. L’INS est composé du matricule INS (le numéro de sécurité sociale le plus souvent) ainsi que de cinq traits stricts de référence « nom de naissance, prénom(s) de naissance, date de naissance, sexe, lieu de naissance » [13]. Et fait sans précédent, cet INS doit être vérifié par le/la professionnelle de santé qui doit tracer dans son logiciel métier quelle pièce d’identité lui a permis d’effectuer ce contrôle d’identité ! Ces procédures d’identitovigilance sont très loin des valeurs et du sens initial des métiers du soin. Elles installent un climat de contrôle délétère à l’établissement d’une relation de confiance soignante/patiente, nécessaire aux soins. Imposer des outils non choisis et non construits par des professionnel.les au service de leur pratiques continue d’amener un glissement de compétences vers du contrôle social.

En second, les autorités sanitaires, avec en tête la CPAM, risquent de s’immiscer petit à petit dans la relation de soins. Initialement seule le/la prescripteurtrice et le/la professionnelle destinataire de l’ordonnance concernant l’usagere savaient qu’une ordonnance avait effectivement été réalisée. Petit à petit un traçage numérique des remboursements avec archivage a été mis en place, jusqu’à aujourd’hui où c’est le traçage de la prescription initiale (avant même le remboursement donc) qui est mise en œuvre. Il est très clairement écrit que ces données feront l’objet d’étude de pratiques de prescription. Étude ou évaluation ? La tentation sera grande de contrôler les prescriptions médicales et de tenter de les influencer. Aujourd’hui, la ROSP (rémunération sur objectif de santé publique) est calculée à partir du traçage des remboursements ; il y a fort à parier qu’à l’avenir a minima une partie de ces indicateurs concerne directement les prescriptions initiales. Mais pourquoi cela serait-il un problème en soi ? Parce que ces indicateurs, toujours chiffrés, nient le versant qualitatif des consultations. Et cela peut influencer le choix de patientèle par le/la praticienne. Vu qu’il y a une rémunération à la clé, cela influence les pratiques des médecins, sans que les premieres concernées ne soient au courant : qui sait aujourd’hui que son/sa médecin est rémunérée en partie par ce que le/la patient.e fera de sa prescription ? Enfin parce que ces analyses de prescriptions se feront probablement avec des données pseudonymisées qui ne présentent pas toutes les garanties en matière de sécurité, et que cela compromet le secret médical.



Une marchandisation de la santé...

Ce projet de santé électronique, avec tous les outils qu’il comprend, tels que Mon Espace Santé, la prescription électronique ou la e-cps (pour les professionnel.les) occulte un aspect fondamental : la santé doit être considérée comme un bien commun, qu’il importe de défendre pour une société démocratique et plus juste socialement. Or, la démocratie en santé ne s’est pas amélioré ces 2 dernières années [14] . Que doit-on penser d’un service public où les outils payants et développés par des entreprises privées, ne sont pas simplement proposés, mais imposés ?

Sous couvert d’un gain de temps pour les professionnel.les, ces outils numériques sont en réalité aussi au service d’une lutte contre la fraude des usagerères. Fraude dont les chiffres semblent bien minimes en regard de ceux de l’évasion fiscale et de l’exonération fiscale.

De plus, depuis quelques années, des logiques comportementales individuelles sont analysées à partir des données. Sous couvert de médecine personnalisée et prédictive, une logique assurantielle s’immisce dans notre modèle de santé en individualisant le risque. Ceci est une atteinte majeure à notre système de protection sociale, basé sur le partage des risques de manière collective.

S’imbriquant parfaitement dans cette logique de calcul d’un risque individuel, apparaissent sur le marché, des applications de santé (parfois sous couvert de bien-être) et des objets connectés qui récupèrent une masse de données conséquentes pour faire du profit. Ces données, dont les e-prescriptions, intéressent entreprises et gouvernements [15] [16] qui dépensent des milliards pour les obtenir, et qui ne nous appartiennent plus. Avons-nous perdu la maitrise de ce que nous avons de plus intime ?

Que penser de leur rattachement, pour certaines des applications et objets connectés, à Mon Espace Santé ? On peut émettre des doutes quant à la transparence sur l’utilisation des données : comment se fera l’information aux patientes ? Comment pourra-t-on refuser le transfert de données ? Quels moyens seront développés pour chacune puisse comprendre les enjeux autour de ses données de santé ?

L’ensemble des outils numériques déployés ou prévus, ainsi que la dématérialisation des soins, montrent la perspective d’un futur biopolitique contrôlé, notamment par des intérêts financiers.



Conclusion

Comme nous le démontrons ici et comme d’autres le disent également [17], la dématérialisation des soins, telle qu’elle est menée aujourd’hui, augmente les difficultés d’accès aux soins et diminue l’autonomie de chacune. Alors que des possibilités pour faire autrement existent. La facilitation du parcours de soins pourrait largement se faire, si les outils numériques étaient intégrés dans un réseau de soins avec le/la patiente réellement au centre (c’est-à-dire complètement décisionnaire sur les données de santé utilisées) et avec une maîtrise à échelle locale de ces outils.

Tout ne peut pas et ne doit pas être numérisé, l’utilisation du papier a un sens et une pertinence.

Mais le numérique pourrait aussi être l’occasion de mettre à disposition des outils permettant davantage de choix pour chacune, par exemple avec des clés individuelles cryptées (avec système bris de glace en cas d’urgence) ou bien avec des cartes à puce, etc.

Idem du côté des professionnelles, les logiciels métiers et autres outils numériques pourraient très bien être des logiciels libres, « open source », etc.

Concernant les bases de données, elles pourraient être multiples, déconcentrées (ce qui les rend moins intéressantes financièrement) tout en permettant les mêmes possibilités de recherche grâce à leur interopérabilité, etc.

En considérant la santé comme un bien commun, nous pensons que les enjeux du numérique en santé doivent être rediscutés de façon à augmenter le pouvoir d’agir de chacune.}


[8Communiqué du SMG :Soigner n’est pas ficher

[14Livre De la démocratie en pandémie de Barbara Stiegler

[15Livre Ma santé, mes données - Comment nous semons nos informations les plus précieuses et pourquoi elles sont si convoitées de Coralie Lemke

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