P4P : refuser l’impasse utilitariste

Publié le lundi 4 mars 2019, par Patrick Dubreil

« Je ne me laisserai pas influencer par la soif du gain... » Hippocrate.

Le directeur général de la CNAMTS (1), sans consultation des intéressés eux-mêmes, médecins ou patients, a réussi à faire accepter, sous couvert de la qualité des soins et d’objectifs de santé publique, une part variable (2) dans la rémunération des médecins libéraux en fonction de critères de performance médico-économique, élément essentiel de la réduction des coûts (comprendre la rentabilité du système de soin), puisque bien sûr, nous devons améliorer la compétitivité des entreprises, chère au patronat (3).

Que l’Assurance maladie s’occupe de faire des économies, qui l’en blâmerait ? Mais lorsqu’elle fixe, de surcroît sans débat public, des indicateurs censés améliorer les pratiques, elle s’arroge un droit de prescription qui ne lui appartient pas. Ainsi, le niveau de rémunération des médecins devient en partie dépendant du bon vouloir des technocrates de la CNAM qui disent ce qui est bon pour les patients.

L’intérêt financier prend le pas, subrepticement, sur la logique des soins prodigués, entraînant dans ses filets le formatage chiffré des pratiques dont l’amélioration reste à prouver : « il faut faire une mammographie tous les deux ans » puisque c’est écrit dans le marbre de la pensée unique des recommandations officielles des hautes autorités. Qu’en pensent les femmes ?

Dans la prévention cardio-vasculaire, seules les prescriptions médicamenteuses sont prises en compte, tout le reste (activité physique, écoute, conseils, éducation) est omis. L’Assurance maladie a écrit toute seule son ordonnance, qui s’en offusque ? Et elle ose dire qu’elle fait de la santé publique...

Cette prime dépend du bon vouloir du prince de la CNAM. C’est un piège dans lequel sont tombés la majorité des médecins, parce qu’ils sont devenus à leur tour des sujets évalués individuellement sur des critères ne prenant pas en compte l’avis du patient ni la situation économique et sociale du bassin de vie où se trouve le cabinet médical. Car le prince se contre-fiche des inégalités sociales de santé et il pourra pousser plus loin son avantage en fonction de la résistance de ses sujets, pour le moment bien dociles : par exemple, créer de nouveaux critères de performance des médecins, comme la réduction des indemnités journalières des arrêts maladie, accidents de travail ou maladies professionnelles. Voyez-vous le tableau conflictuel à venir ?

Ouvrons une parenthèse : à qui profite le crime ? Aux dirigeants des complémentaires santé et de l’industrie en général, dont celle du système de soin (firmes pharmaceutiques, industrie du cancer, etc...). Les pratiques professionnelles sans conscience font vivre beaucoup de monde et en font mourir ou mal vivre bien d’autres (4). Les causes environnementales des maladies comme la pollution ou l’organisation du travail sont des questions pourtant en débat, on en fait des rapports remarquablement expertisés, puis nos décideurs les rangent dans des fonds de tiroir car il ne faudrait pas gêner la compétitivité des entreprises. Et chacun repart chez soi, les boules quiès bien enfoncées dans les oreilles (5). Fermons la parenthèse.

Les médecins qui ont accepté la P4P l’ont fait pour plusieurs raisons :
-  Certains sont sans états d’âme. Silencieux, ils gardent à portée de main dans leur cabinet les critères de performance économique, pour adapter leurs pratiques à ceux-ci. Ils ont compris que leur petite entreprise ne devait pas connaître la crise (6) et que du fric, il y en avait malgré tout à se faire. Ces médecins sont dangereux pour l’équilibre de la société, leur comportement participe de l’aggravation des inégalités. Pour l’heure, ils n’ont pas de morale et s’accomodent de la dictature des marchés...ou l’approuvent. Car les technocrates de l’Assurance maladie n’obéissent à rien d’autre qu’à cette dictature néolibérale. La contractualisation individuelle CNAM-médecins prépare celle des complémentaires santé avec les mêmes.
-  D’autres touchent la prime à cause d’une réalité taboue : leur pouvoir d’achat stagne ou baisse étant donné le coût de la vie. Chacun y va de sa formule pour donner le change. La plus fréquente est la suivante : « de toute manière, la P4P, ça ne va rien changer à ma pratique, je continuerai comme avant ». Sauf que le réconfort de l’éthique individuelle est illusoire et ne dure qu’un instant face à l’Histoire. Car, qui s’enfouit la tête dans le sable pour ne pas voir le danger arriver, est impuissant à modifier le cours des choses. En effet, beaucoup de ces médecins, parce qu’inorganisés collectivement, ne voient rien poindre à l’horizon en terme de changements de pratiques, d’autres modes de rémunérations pour d’autres missions, médico-sociales ou de santé publique, qui du coup diversifieraient leurs pratiques, et leur redonneraient une fierté. Pratiquée ainsi, les nouvelles générations retrouveraient le goût de la médecine.

La P4P imposée arbitrairement, est imprégnée d’une vision utilitariste de la médecine en ce sens où le soin est instrumentalisé à d’autres fins que le soin lui-même. Les médecins qui l’ont accepté, même si leurs intentions diffèrent, n’ont pas bronché : il faut écrire une lettre à la CNAM pour refuser la P4P. Ainsi, ils se sont exonérés non seulement de leur rôle de citoyen vis-à-vis des affaires publiques, c’est-à-dire de la Res Publica (du latin, le bien commun ou la vie publique) mais aussi de la nécessaire réflexion sur le soin : les valeurs morales qui le fondent (parole, écoute, accompagnement, empathie, fraternité) et les conditions politiques et sociales qui le permettent (égalité, solidarité).

En principe, le rôle du citoyen est de s’inscrire dans le champ syndical, associatif et/ou politique, avec la conscience que la somme des volontés individuelles est seule à même capable de créér le rapport de force collectif nécessaire pour construire une société plus libre, plus juste, plus égalitaire, plus émancipatrice pour tous et par là-même, résister aux dogmatismes et aux totalitarismes, d’où qu’ils viennent. C’est dans ce champ de la citoyenneté (d’autres diraient de la déontologie) que s’inscrivent les médecins qui refusent la P4P, pour ne pas se laisser corrompre, ne fût-ce une seule seconde par les tenants du tout-marché. Ils pensent que dans la société, existent des secteurs qui doivent être sanctuarisés, c’est-à-dire mis hors du marché et de la finance : l’école, la justice, l’eau, l’air, la Terre, la santé, le vivant.

(1) Frédéric Van Roekeghem (FVR), directeur générale de la Caisse nationale d’Assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS) et de l’Union nationale des caisses d’Assurance maladie (UNCAM) depuis 2004. Il a fait sa carrière, entre autres, à la Direction générale de l’armement puis a été directeur à l’audit du groupe AXA.

(2) Rémunération sur objectifs de santé publique (ROSP) ou en anglais, pay for performance (P4P).

(3) Yvon Gattaz, écrivait dès 1967, bien avant qu’il ne devienne président du Conseil National du Patronat Français (CNPF), l’ancêtre du Mouvement des entreprises de France (Medef), que la Sécurité sociale risquait de nuire à la compétitivité des entreprises. Autre perle d’Yvon Gattaz : « Le secret de l’harmonie sociale, c’est la disparition des syndicats ». Certains ont retenu la leçon du Professeur Gattaz : « le 2 avril 2013, François Hollande, président de la République l’a décoré de la grande-croix de la Légion d’Honneur »Article de la revue Commentaires, 2010 ; source : Le Monde.fr 3 avril 2013. Et FVR dirige l’Assurance maladie comme n’importe quelle « entreprise de France ».

(4) Affaires du sang contaminé par le VIH, de la vache folle, du Médiator, des prothèses mammaires PIP, des pilules de 3e et 4e générations, etc... ; « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » François Rabelais, XVIe siècle.

(5) Quiès : de la résignation, de l’indifférentisme politique (les romains l’appellaient quies), Pierre Bourdieu, dans la préface du livre : Les chômeurs de Marienthal, Editions de Minuit, 1981.

(6) Du titre d’une chanson d’Alain Bashung : « Ma petite entreprise »

Patrick Dubreil, le 25 novembre 2013

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