Le cheval de Troie imaginé par la direction de la Caisse Nationale de l’Assurance Maladie s’appelle le CAPI : contrat d’amélioration des pratiques individuelles. Pourquoi un cheval de Troie. Pour tromper l’ennemi pardi. Qui est l’ennemi ? Pourquoi en sommes-nous arrivés là ?
Il est indispensable, pour comprendre ce qui se joue actuellement dans la réforme du système de l’offre de soins, de prendre du recul, de lever la tête du guidon. Faire cela relève déjà de la performance. Tous les acteurs du soin de proximité sont au charbon, expression qui signifie qu’il faut enfourner sans cesse du combustible dans la chaudière pour faire avancer la machine. C’est ce que nous faisons chaque jour, soignant du matin au soir une population de plus en plus malade dans son corps, dans sa vie sociale, dans sa tête. Surtout, ne pas réfléchir à ce qui se passe, au cas où cette réflexion aboutirait à une prise de conscience soit de l’absurdité d’un système de soins qui répare ce que la société détruit chaque jour, soit de l’exploitation subie par tous les travailleurs du soin. Sois bête et tais-toi, résume parfaitement l’injonction faite aux soignants, donc aux médecins généralistes.
Tout est en profond changement. La feuille de route a été tracée en 2003 dans le rapport de M. Chadelat qui peut se résumer ainsi. Le système économique libéral français ayant fait le choix stratégique de rendre plus compétitive l’économie française par la diminution du coût du travail pour les entreprises, il ne peut y avoir d’augmentation des prélèvements sociaux, donc des recettes de l’Assurance maladie. La conséquence logique, quand on n’augmente pas les recettes, c’est de créer un déficit.
Pour diminuer les déficits, quatre modes d’actions sont privilégiés :
- transférer au secteur marchand la plus grande partie des dépenses de santé, là où celui-ci pourra faire des profits, c’est à dire grosso modo tout ce qui n’est pas soins lourds qui, eux, resteront dans le giron de l’Assurance maladie. C’est tout l’enjeu du débat autour des affections de longue durée. Toutes les activités lucratives sont transférées au privé et toutes les activités ayant un coût élevé - maladies rares, tout ce qui nécessite un lourd plateau technique ... la recherche, l’enseignement - restent à la charge du public. C’est ce qui est en train de se passer avec le transfert des remboursements vers les complémentaires et l’acceptation de fait des dépassements d’honoraires comme modalités d’augmentation des revenus.
- Agir le plus possible sur la diminution des dépenses et l’augmentation de la participation des malades, avec une avalanche de mesures comme la taxation de la maladie par les franchises, le forfait hospitalier, les déremboursements, la fiscalisation des indemnités d’accident de travail, les contrôles à vision restrictive sur les arrêts de travail, sur les transports sanitaires tout ce que à quoi s’emploie aujourd’hui le service médical de l’Assurance maladie.
- En supprimant la gestion par le paritarisme qui laissait encore un peu de pouvoir aux représentants des cotisants, salariés et employeurs. Depuis la loi de 2004 toute la gouvernance est assurée par l’Etat et la nouvelle loi HPST renforce ce processus par la création des Agences Régionales de Santé, véritable instrument de normalisation des systèmes sociaux au niveau de la région.
- En intervenant directement dans le soin, ce qui transforme l’Assurance maladie en un organisme d’Etat de gestion du soin. Comme le corps professionnel médical et para médical est un soutien traditionnel du libéralisme, il est difficile, par décret, de dire que la « médecine » est nationalisée dans sa gestion et dans l’organisation du soin et complètement libéralisée dans la gestion économique, comme cela se fait dans les pays anglo-saxons. Il faut agir de manière rampante. Pour cela, il faut expérimenter des nouvelles formes de gestion du soin (venues d’outre atlantique) d’une part en direction des malades, et d’autre part en direction des soignants. En direction des malades c’est l’expérimentation SOPHIA et en direction des médecins c’est le CAPI.
Dans ce nouveau système il faut instituer une nouvelle modalité de relation avec les médecins libéraux (pour ce qui est de l’hôpital une réforme à même vocation est en marche) . S’appuyant sur les principes qui ont fait leurs preuves, la formule retenue est à plusieurs étages.
- Diviser pour mieux régner : en finir avec le système conventionnel. La convention est un contrat collectif avec le financeur. Comme tout contrat collectif, cela donne du pouvoir et de la force aux syndicats qui négocient. Il est donc souhaitable de casser cette convention et de créer un lien individuel avec chaque soignant. Cela se fait petit à petit, avec les relevés individuel d’exercice (les SNIR), qui sont faits pour montrer une « différence » sur les dépenses induites par le médecin avec la moyenne départementale. Cette différence est présentée comme suspecte, puis comme une mauvaise pratique, sans qu’à aucun moment existe une pondération en fonction du territoire, ou des caractéristiques de la population. Cela signifie bien que la volonté n’est pas en fait, l’amélioration des pratiques, mais la normalisation de celle ci autour d’un objectif qui est la rationalisation du coût du soin. Puis arrivent ensuite les CAPI. Sur le principe, il n’est pas inutile, il est même souhaitable d’améliorer les pratiques professionnelles, cela n’est pas contestable, et tous ceux qui accusent les détracteurs des CAPI de ne pas vouloir améliorer les pratiques professionnelles sont des menteurs.
- Prétendre, comme le fait le gouvernement, que diminuer le déficit c’est nécessaire pour la justice sociale et pour éviter de laisser à nos enfants des dettes insurmontables est, de sa part, une hypocrisie, quand on sait que ce déficit est voulu et organisé par ce même gouvernement qui refuse de taxer pour la protection sociale les revenus financiers. La question essentielle est de savoir si on améliore les pratiques du point de vue de l’amélioration de l’accompagnement des personnes malades ou du point de vue du budget de l’Assurance maladie. Si notre objet est bien d’être plus efficace auprès de nos patients, alors nous avons besoin de conditions d’exercice de nos métiers qui sont complètement niées dans le CAPI puisque les objectifs proposés, et demain peut-être imposés, ne sont pas négociés et surtout pas adaptés aux réalités que nous rencontrons dans notre exercice quotidien. Pire, le CAPI, en proposant aux médecins des objectifs facilement atteignables pour des médecins présentés comme vertueux, du moins au début, ne fait que pousser ces mêmes médecins à sélectionner les patients faciles ou compliants et refuser les patients qui les pénaliseront dans l’atteinte des objectifs fixés par la CNAM. De cette manière, on peut dire que le CAPI c’est la promotion de la médiocrité.
- Pour les malades, il faut les responsabiliser. Pour cela, il faut d’abord les rendre coupables. Tout le discours vénéneux contre les bénéficiaires des droits sociaux, notamment les droits des malades, visent à faire croire que la plupart des malades sont des fraudeurs aux prestations maladies et que cela explique le déficit. Il faut, au nom de la solidarité nationale, renforcer les contrôles et opposer entre eux les bien-portants et les malades. Tout arrêt maladie devenant suspect de complaisance, il faut culpabiliser les malades d’utiliser le système de protection maladie qu’ils financent chaque mois en y attribuant une partie de leur salaire.
- Nous devons répondre à la question : l’Assurance maladie gestionnaire du soin devient-elle notre employeur ? Si c’est ce qu’elle entend atteindre comme objectif pourquoi avancer masqué ? Parce qu’il y a dans ce cas un conflit idéologique avec le libéralisme affiché par la médecine libérale. Ne soyons pas dupes, cela fait belle lurette que cette médecine libérale n’en a plus que le nom. Non, si elle avance masquée c’est qu’elle ne connaît pas encore le prix à payer pour toutes ces transformations. Les alternatives au paiement à l’acte, la forfaitisation, la capitation, l’ Education Thérapeutique du Patient, le dépistage, l’organisation dans les Maison de Santé Pluriprofessionnelles, les Pôles santé, les transferts de compétences, toutes ces pistes sont abordées comme des moyens d’exercer un contrôle plus efficient vis-à-vis des professionnels, et surtout de mieux diminuer les dépenses de soins. Dans cette perspective, le plus simple est de se conduire comme un employeur et passer un contrat sur des objectifs de soins appropriés. Mais alors, l’objectif c’est celui de l’Assurance Maladie, puisque c’est l’organisme payeur qui veut complètement maîtriser le processus de changement. Pour séduire les médecins il faut bien évidement appâter le chaland. Acheter la pratique du professionnel sur des objectifs faciles à atteindre, du moins dans un premier temps. C’est tout le sens du CAPI. Une fois qu’une majorité de médecins aura souscrit un CAPI, la convention nationale sera supprimée par une manœuvre législative ou du moins complètement vidée de sa substance et le pouvoir fera valoir le CAPI comme solution de rechange. Les médecins généralistes seront alors des effecteurs des politiques de santé du gouvernement et des assurances privées qui, dans ces conditions, accepteront de prendre à leur charge une partie importante des revenus des médecins en contrepartie de leur « soumission ».
On peut tout à fait concevoir que ces alternatives au paiement à l’acte existent et quelles définissent de nouvelles relations avec les financeurs. Cela est même très souhaitable. La situation actuelle a conduit à la crise que nous connaissons et qui se concrétise par la désaffection des jeunes médecins pour la médecine générale, pourtant devenue spécialité à part entière. Nous ne pouvons donc pas en rester là, nous avons besoin et nous pourrions tout à fait souscrire à une réforme d’amélioration des pratiques professionnelles, mais à plusieurs conditions :
- Nous voulons une convention collective. Au moment où la démonstration est faite que l’exercice solitaire est caduque il est absurde de mettre en place un contrat individuel, même si on comprend l’intérêt pour l’Assurance Maladie de persévérer dans la division des généralistes.
- Le contenu des objectifs doit découler du diagnostic territorial de santé. Choisir les mêmes objectifs pour tout le monde au même moment est également absurde du point de vue de la santé publique. Il faut donc, dans un premier temps, établir un diagnostic territorial de santé. C’est à dire sur un territoire défini au niveau d’un canton, d’un quartier ou autre faire le diagnostic de ce qui va et ce qui ne va pas. A partir des indicateurs sur l’état de santé de la population, en fonction des réalités sociales, nous savons aujourd’hui décrire les problématiques de santé et proposer des solutions qui concernent l’ensemble des soignants. Le mieux c’est lorsque ce diagnostic est partagé avec les habitants, les élus et toutes les structures de soins dans une démarche de santé communautaire c’est d’ailleurs ce qui est souhaité dans les plans locaux de santé. Une fois ce diagnostic réalisé des objectifs avec indicateurs sont élaborés et des missions spécifiques peuvent être attribuées aux soignants de proximité. Nous pensons que cela est plus facile lorsque ces soignants travaillent collectivement dans des Maisons de Santé et/ou en réseaux de santé.
- Une fois les objectifs définis les acteurs du soin adaptent leurs activités pour la réalisation des objectifs, si ces objectifs sont atteints on peut imaginer que la structure qui organise les soins de premier recours en tire un avantage financier.
- Nous sommes bien dans une amélioration collective des pratiques professionnelles, sur des objectifs d’amélioration de la santé des populations. Nous sommes persuadés que cette transformation se révélera très rentable sur le plan économique, puisque investir dans l’adaptation des pratiques à la réalité par le soin, la prévention, l’éducation est plus efficace que la gestion individuelle des maladies complexes.
Nous mesurons bien la différence qu’il y a entre la mise en œuvre des CAPI qui ont pour finalité la contractualisation des soignants, dans un rapport de soumission aux financeurs dans le cadre d’une privatisation du système de santé, et les formes collectives de modification des pratiques au service des citoyens. Nous sommes dans deux visions et acceptions différentes du fonctionnement de la société. Il serait temps que les médecins généralistes, entre autres, s’en aperçoivent.
Didier Ménard
Ce texte est paru sur le site de la revue Pratiques ; pour participer au débat, n’hésitez pas à aller sur le site de Pratiques http://www.pratiques.fr/Le-CAPI-cheval-de-Troie-de-la.html