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Un homme, un juge

Publié le samedi 15 juillet 2006

Entre indignation et consternation, nous avons été bouleversés par ceux qui tentaient de reconquérir une dignité bafouée. Un juge face à ses actes ; des médias qui font à nouveau « de la vente » sur le même drame en oubliant combien grande fut leur légèreté et leur cruauté ; les mêmes changent de regard et nous invitent à changer de camp en stigmatisant la justice tout entière, retournement pitoyable comme après d’autres errements de l’histoire. Un journaliste va même jusqu’à évoquer à propos du juge B. le sinistre Eichmann en « relevant quelques analogies troublantes » entre le juge et l’autre « normopathe professionnel » qui fut un acteur majeur de la solution finale ! (Emmanuel Poncet in Libération 17 février 2006).

Cette outrance devrait nous inviter à penser d’abord à nos propres aveuglements. Le « système » judiciaire comme le « système » de santé ont en commun une mission qui concerne le bien suprême que représente l’humain. Dans cette mission, chacun de nos comportements révèle notre approche de l’altérité, notre relation au social et à l’autorité. En effet, nos actions s’exercent toujours dans le contexte d’un « système » qui a lui seul fait « sens ». Chaque système, judiciaire ou de santé publique, organise aussi la limitation de notre capacité de discernement et parfois de notre liberté.

Le juge B n’est pas Eichmann, il n’a été qu’un petit acteur qui se défend en démontrant qu’il a appliqué la « procédure » d’une façon technique irréprochable, en « spécialiste » du Droit. Avait-il conscience alors de l’innocence des accusés ? Probablement non. Les lois Perben un et deux ont renforcé cette mise au pas de la magistrature mise au service de l’exécutif parfois et d’autre fois destinée à jeter en pâture à l’opinion toujours prête au lynchage une poignée de bouc émissaire : présumés pédophiles, casseurs, syndicalistes, faucheurs d’OGM, travailleurs sociaux trop compatissants ; tous terroristes potentiels, tous « sociopathes » aux yeux d’un pouvoir qui sait le caractère socialement inacceptable de sa politique et renforce l’indispensable politique sécuritaire d’accompagnement. Que le sort se soit retourné contre le juge B. n’est qu’un accident de parcours, comme la mort en service officieux d’un mercenaire maladroit.

Mais des « normopathes » nous en connaissons tous ; ils font vivre nos administrations comme autant de petits collabos de province, plus soucieux de leur carrière que de réflexion sur les actes qui leurs sont demandés. Les hôpitaux en sont remplis et probablement aussi la magistrature. L’autorité dans sa forme totalitaire n’a aucune peine à recruter ces acteurs intermédiaires, auxquels il est demandé de faire l’économie de la pensée pour mettre toutes leurs énergies dans la réalisation du « projet ». Il n’y aurait pas de plan Hôpital 2007 sans recrutement de ces acteurs qui peuvent aller jusqu’à déshonorer la fonction publique en oubliant qu’elle est d’abord au service de tous, c’est à dire du peuple. Presque chacun d’entre nous peut devenir un « normopathe » instrumentalisé par un dessein qui le domine ; mais il n’est pas donné à chacun de devenir un Eichmann et la comparaison est déraison. N’oublions pas pourtant qu’un seul juge en France refusa de prêter serment de fidélité au Maréchal Pétain et son programme de « Révolution Nationale » et que notre profession médicale s’est soumise en octobre quarante à un « Ordre » dont la première mission fut l’aryanisation de la profession. Ils n’étaient pas si nombreux les Jean Moulin démissionnant de leur fonction préfectorale pour choisir un autre destin.

La fonction publique, haute ou intermédiaire, est remplie de ces fonctionnaires zélés qui servent la politique du moment, après avoir servi hier une politique parfois contraire, bien peu seront déplacés tant est acquise leur docilité. Dans ce milieu, « l’apolitisme » est de bon aloi et peut se révéler complice des pires idéologies. Ceux qui contribuent au démantèlement de notre contrat social et de notre système de santé exécutent des tâches « comme les autres » qui ne requièrent que le respect de « la loi » et l’application « des procédures » décrites dans la dernière « ordonnance », même édictée en dehors de tout processus démocratique. Tous ceux-là n’auront jamais à rendre compte de leurs actes dont ils ne prennent peut-être même pas la mesure.

Alors, dans la magistrature un homme va peut-être tomber... mais ne nous laissons pas aveugler et moins encore rassurer par la chute d’un seul. Ils sont nombreux les talentueux instruments du pouvoir, qui ne rêvent sûrement pas de devenir des Eichmann mais sont pourtant une menace pour la démocratie.

Le texte de Jacques Richaud a suscité un riche échange au sein du comité de lecture de la revue Pratiques. Nous en publions ici des extraits.

Je me reconnais trop dans ce texte que je n’ai pas su écrire.(...) En décembre, j’assistais à une conférence-débat introduite par un médecin informaticien du CHU de Bordeaux sur la T2A dans le budget hospitalier (...) Il nous a expliqué comment il contribue grandement à mettre en place un outil qui permet à l’hôpital de rationaliser son activité.(...) Exposé froidement, ce discours est interrompu par une femme dans la salle, elle dit « Derrière ces chiffres et ce discours insupportable, il y a tout de même des personnes malades qui souffrent et peuvent être exclues des soins » ! L’intervenant (...) est un peu déstabilisé par ce public inhabituel qui oriente le débat vers le droit à la santé. Il redit que les directives viennent d’en haut et s’appliquent à tous : il est médecin, mais ne voit pas de malade, il est informaticien et construit un outil pour une politique dominée par la logique comptable, il ne décide pas lui-même.(...)

Le texte de Jacques préfère parler de Papon plutôt que d’Eichmann, il a raison. A Bordeaux, le SAMU33 était chargé fournir un médecin urgentiste à chaque audience du procès de l’ancien Secrétaire général de la Préfecture girondine. J’ai donc assisté à plusieurs journées du procès, à trois mètres de l’accusé, avec les témoignages que vous imaginez. Il se défendait en disant que les ordres venaient d’en haut, qu’il devait les appliquer... Certes, il n’a pas lui même été chercher les personnes pour les mettre dans des wagons à bestiaux, les attacher entre eux pour en faire des trains, les conduire au diable ! Il n’a fait que signer les ordres et organiser depuis son bureau sans les voir, un peu comme mon médecin informaticien...

Christian Jouanolou, médecin hospitalier

J’ai moi aussi envie de m’inscrire dans ce débat sur un certain type de positionnement politique dans l’institution hôpital où mes « pairs » jouent un rôle non négligeable.(...) Les référentiels imposés aux infirmières sont construits dans la droite ligne de ce qu’exige le libéralisme pour rentabiliser les soins. Dans mon bel hôpital (...) on évolue doucettement vers un meilleur savoir compter et, ce qui était inimaginable auparavant, un refus des malades polypathologiques qui faisaient notre réputation d’accueil sans frontières... au propre comme au figuré.

Une petite anecdote paponnesque... Furieuse d’une décision qui privaient les services de nuit du remplacement des aides-soignantes, j’avais écrit une petite lettre ouverte au « dictateur » de l’époque dans laquelle je faisais la démonstration de l’injustice de la mesure, prétendument économique(...) Menacée, puis convoquée, on me pardonna... tout en m’expliquant que ma fonction de « cadre supérieur » me plaçait dans l’équipe de direction et que, quelles que soient mes opinions, je devais d’une part éviter de les énoncer dans le cadre de ma fonction et d’autre part obéir aux ordres. La DRH, femme de gauche, insista en me disant qu’elle-même était contrainte de se taire bien que partageant en partie ma vision des choses, mais que, elle comme moi, n’avions pas le choix. Je lui signifiai que Papon n’avait pas dit autre chose (c’était au moment de son procès) et que « malheureusement », mon éthique m’interdisait de me taire quand je pensais avoir raison contre la direction. Je lui rappelai que je savais quelles étaient mes obligations d’obéissance, mais que le silence n’était pas inclus dans celles-ci.(...) N’oublions jamais qu’il est beaucoup plus facile de paponner que de s’insurger cent fois par jour contre ce qui nous emporte. Contrairement à ce que d’aucuns me conseillent parfois « Arrête de nager à contre courant, tu vois bien que tu t’épuises pour rien », je continue à les exhorter à nager avec moi pour diminuer la force de courant...

Anne Perraut Soliveres, cadre infirmière


Vous pouvez retrouver cet article dans la revue Pratiques, n° 34 de juillet 2006